Voici exactement comment je me sens, ces jours-ci :
Je peux sauter vers cette terre naturelle, ou rester dans l’avion qui atterrira dans une cité grise.
Je choisis de sauter.
Mon brave et bienfaiteur cousin m’a offert un billet de train pour Milan, départ dans dix jours (le 23, date jusqu’à laquelle on me prête le mini appartement dans lequel je me trouve aujourd’hui), sans le moindre sou en poche. C’est donc d’un train que je sauterai dans le vide ! Une belle opportunité de mettre en pratique mon italien (encore un peu rudimentaire) pour quelques jours. De là, direction le Tessin (le canton italophone de la Suisse), à pied.
J’ai l’intention de m’installer dans cette région sauvage au climat plus clément que le reste de la Suisse. Une fois que j’aurais réussi à m’inscrire à l’administration tessinoise, ce ne devrait plus être trop difficile de se débrouiller. Mais d’ici là, j’ignore si je vais trouver un "parachute". Je n’ai pas encore trouvé une seule personne pour m’accueillir dans ce canton, en dépit de mes nombreuses demandes sur un site d’hébergement de voyageurs.
En Birmanie, c’est presque "trop facile" ; où que vous arriviez, tout le monde vous accueille avec un grand sourire. De façon générale, dans un pays pauvre, les gens sont bien plus proches de la réalité. Ainsi, même sans un sou, vous ne manquez jamais d’un toit ni de nourriture. Il y a comme une loi naturelle qui fait que plus une population possède de biens et d’argent, plus elle est méfiante et moins elle partage. L’avantage, dans un lieu où personne n’ouvre sa porte, si vous n’avez rien, votre pratique de renoncement ne peut être qu’authentique. Vous ne pouvez pas faire semblant, comme tant de ces individus qui portent une robe monastique et qui sont choyés comme des princes.
Je ne critique pas les moines authentiques, seulement ceux qui se prennent pour des moines – alors qu’ils ne font que porter un déguisement de moine –, abusant ainsi dangereusement de l’admiration – souvent aveugle, il faut le reconnaître – des bienfaiteurs.
Dans le choix qui s’offre à moi, d’aucuns y verraient un dilemme : se plonger démuni de tout dans les affres de l’indigence, dans une région inconnue, pour tenter de s’y installer à partir de rien, ou rester emprisonné dans une grande ville où un renonçant n’est pas à sa place.
À propos d’emprisonnement, lorsque j’étais incarcéré, en Birmanie (initialement pour 12 ans), j’avais parfois cette pensée :
- Bien qu’à peu près nourri et logé, mieux vaut se retrouver à la rue, mais libre (même dans un pays à l’hospitalité timide), que dans cette prison sans savoir combien d’années je devrais y demeurer.
Je le crois encore, quand bien même je parvenais à me sentir à peu près à l’aise dans cette prison. Même si je dois faire face à de rudes difficultés, ça ne devrait pas dépasser quelques semaines, au pire.
Pour un renonçant, ce dilemme présenté plus haut n’en est pas vraiment un, car le renonçant demeure dans l’instant et n’a pas d’attentes, il va donc toujours où le vent le pousse sans se soucier d’éventuelles difficultés que de toute façon personne ne peut prévoir. Et justement, à moins d’avoir les moyens de réserver hôtels et restaurants, on est face à du complet inattendu. Il est impossible de prédire la moindre des opportunités (ni où, ni quand, ni comment).
Et puisqu’il est parfaitement inutile de faire des suppositions et de perdre du temps à réfléchir dans le vide, le seul – et de loin le meilleur – investissement qui puisse être fait est de continuer à maintenir son esprit dans de favorables dispositions (voir l’encadré "Petit rappel" du post précédent).
Si je pense à ce futur proche, seules des craintes apparaissent, alors à quoi bon ? Même si je fais confiance en ma belle étoile, ou plus exactement en cette protection universelle naturelle qui prend soin des esprits sincères et relativement dépourvus d’attentes, j’ai quand même bien la frousse ! C’est que la seule fois où je me suis retrouvé dans le Tessin sans hôte pour m’héberger, j’avais passé la nuit dehors, sous un escalier et par temps pluvieux. Et la nuit, il fait encore bien froid dehors ! Je sais toutefois que l’important est de savoir rester confiant. Les anges donnent toujours un parachute aux hommes tombant du ciel qui ne méritent pas de s’écraser. Il n’y a espérer qu’ils ne soient pas en grève !
Il est temps pour moi de vivre plus près de la campagne. Si je dois mettre en œuvre tout ce qu’il faut pour y parvenir (trouver d’abord de l’argent, un appartement à louer…), cela m’est totalement inaccessible. Le seul moyen pour moi est de me rendre directement là où je pense me sentir à ma place – bien que j’ai souvent, je dois l’avouer, le sentiment d’avoir nulle part ma place dans ce monde.
Tu ne devais pas faire ta sieste, toi ? Et puis d’abord, qui t’as dit que j’étais un sage ?
Je disais donc… Il me faut directement aller là où il me semble convenable de résider, et de "mettre mon karma devant le fait accompli", l’obligeant à se débrouiller pour me trouver un peu d’espace pour mes nouvelles racines.
De toute façon, je n’ai pas le choix. Et c’est quand on manque de tout qu’on peut développer les nobles qualités du renoncement dans les meilleures conditions !